Channda : l’échappée belle

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Il y a deux ans, alors que j’écrivais ma critique de Dyablès, le premier tome de sa saga fantastique, Timalo était déjà en plein travail afin de nous livrer la suite à sa palpitante introduction, Channda.

« Sara Fawzan pa té ka gadé syèl-la tèlman, dave sé anfas épi-y siklòn-la té yé. »

Jak ay aprann syans a Klòd a Bwamalè Bouyant, kifè i rivé rédé Gabriyèl ki té vin chèché sè a-y Jésika. Yo tou lé twa débaké aka Érik Fawnaz, gason a Émil é Sara. Men ola sé dé moun-la sa té fè ? Magré Émil sé on nonm vayan é kòsto, pa té ni ayen i té pé fè lèwvwè Sara Fawnaz madanm a-y, vin anrajé é chayé-y asi do a-y. Men a moman-lasa, Sara poko té sav té ni on bannélo fanm ki té ja pran montangn-la pou yo. Aki sé fanm-la sa ? Ès yo ké wouvè bwa pou-y pou yo rèsèvwa-y, oben ès yo ké varé-y a tou a-y ?

Par le plus pur des hasards, j’ai eu la chance de rencontrer l’auteur en chair et en os lors de vacances bien méritées au pays. Mieux encore, il s’agissait de la soirée de lancement de Channda, un moment de partage où Timalo réaffirmera sa volonté de promouvoir et normaliser le créole comme une langue à part entière et un convecteur d’art et d’histoire.

Avec Channda, Timalo prend un temps d’arrêt afin de rencontrer les femmes-péril à l’origine de la panique qui saisit une Guadeloupe à fleur de peau. Le mot est pris, je repars ouvrage en main, une nouvelle critique au bord des lèvres.  

Ces femmes ont un nom : à la rencontre des diablesses

Dans Dyablès, l’on suit le cœur en chamade les destins croisés de Jak, Klòd, Gabriyèl, Jésika, Erik, Yolèn et Paskal sans jamais réellement mettre un nom ou un visage sur les diablesses qui terrorisent villes et campagnes. Timalo prend le contrepied et nous immerge dans le quotidien de ces femmes parties à la rencontre d’elles-mêmes. Si Dyablès précipite le lecteur à un rythme effréné vers un cliffhanger intenable en conclusion, Channda calme la course et nous laisse approcher en douceur celles dont nous aurions tout à craindre.

Elles s’appellent Sara, Dafné, Rachèl, ou Kristèl et toutes ont un jour « tourné », c’est-à-dire qu’elles se sont transformées en monstres de violence et ont certainement commis l’irréparable. En se retournant contre des hommes-bourreaux, elles laissent derrière elles un torrent de cadavres horriblement mutilés.

Refusant de se laisser définir et déborder par ce nouveau statut surnaturel, elles se retrouvent, elles se rassemblent et s’organisent dans des camps cachés du monde au cœur des montagnes de la Guadeloupe. Ces camps sont un endroit sûr où panser leurs plaies et agissent comme une parenthèse leur laissant le temps de comprendre les changements qu’elles traversent et d’apprendre à maîtriser la bête tapie au fond d’elles, loin de leur culpabilité et surtout loin du jugement de leurs pairs. Elles y apprennent aussi la discipline, l’art du combat au corps-à-corps, mais plus que tout elles réapprennent le sens du mot communauté. Là-bas, le choix d’être leur est rendu et au travers du groupe, elles ont le libre arbitre nécessaire afin de (re)définir leur identité.

Avec ces camps, Timalo fait écho à de nombreux concepts familiers. Tout d’abord, le parallèle avec les maisons d’hébergement pour femmes battues est évident. De la même façon, ces camps de femmes sont un dernier refuge lorsqu’il semble ne plus y avoir aucun recours contre la brutalité de partenaires tortionnaires.

L’autre parallèle évident est celui des sociétés d’esclaves marrons construites en grand secret dans les hauteurs de nombre d’îles Caribéennes. Le personnage de Nani en est peut-être la référence la plus directe puisque ce n’est sans rappeler Nanny of the Maroons ou Queen Nanny, héroïne jamaïcaine de la résistance Marron.

Une route au travers d'une forêt tropicale en Guadeloupe
Une route au travers de la forêt tropicale en Guadeloupe

Immanquable aussi, la réponse de l’Etat face aux troubles sociétaux qui secouent régulièrement la Guadeloupe. Comme nous l’avons vu se répéter un nombre incalculable de fois auparavant, la réponse-réflexe est le déploiement quasi immédiat des forces de l’ordre afin de réprimer tout soulèvement réel ou perçu. C’est ainsi que dans Channda, au premier soubresaut, l’on déroule les cordons de sécurité, une étincelle devant une poudrière.

Il n’y a aucun doute permis : la rébellion contre un système injuste n’est possible que par l’auto-détermination de celles et ceux qu’il oppresse. Le parti est pris – toute révolution se réalise dans le sang. En prenant le temps d’humaniser ses diablesses sanguinaires, Timalo nous tend non seulement un miroir mais il nous encourage aussi à adopter leur point de vue ; il nous permet de comprendre qui motivations, qui réclamations de ces victimes faites meurtrières.

Il est dommage cependant de passer au microscope ces sociétés de femmes avec minutie sans pour autant en tirer ni genèse, ni mythologie. En effet, ce temps de pause était l’occasion parfaite de se plonger dans un folklore riche réimaginé par l’auteur. S’il n’est pas question de tout dévoiler sur l’instant, il serait nécessaire et bénéfique d’au moins semer les premiers éléments de réponse aux questions que l’on se pose depuis les premières pages du tome un. Ces femmes qui « tournent » semblent avoir un instinct qui les guide et leur permette de se retrouver mais il n’y a pas un début d’indice qui donnerait sens au bouleversement dramatique qui touche l’ensemble de la société guadeloupéenne.


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Sara la Papesse ou la matriarche involontaire

Dans Channda, nous suivons le parcours de Sara, diablesse déboussolée par l’attaque de son mari Emil après avoir « tourné » sans crier gare. Sara est la mère d’Erik et de Yolèn que nous avons rencontrés particulièrement inquiets de la disparition de leurs parents dans le premier volet de cette série.

Au revoir destins croisés et plein phare sur notre personnage principal. En poussant cette porte, nous pénétrons un monde nouveau et naviguons longuement la psychologie de Sara, notre guide, à la découverte des diablesses. Comme le lecteur, elle ignore tout de la communauté qui lui ouvre les bras et doit faire sa propre expérience. 

Comme Gabriyèl, Sara est un prénom évocateur présageant une destinée hors de l’ordinaire à son personnage. Après tout, il signifierait « cheftaine » ou « princesse » selon le contexte – Sara est donc amenée d’une certaine façon à diriger. 

Dans la Bible, Sarah est aussi une matriarche et une prophétesse. Et s’il fallait reprendre l’analogie de notre critique précédente, il ne fait aucun doute que Sara est la Papesse de notre jeu d’arcanes. Avec une symbolique axée sur l’apprentissage, la réflexion et l’analyse, la Papesse est quelqu’un de réceptif qui voit bien au-delà du monde matériel.

La place faite aux femmes : une matriarche en marche contre le patriarcat 

Lorsque l’on rencontre Sara pour la première fois alors qu’elle se réveille en pleine forêt, perdue, tentant de se remémorer les événements de la veille, l’on comprend que quelque chose de terrible s’est déroulé. D’ailleurs Emil, son mari, gravement blessé, a l’air terrifié et refuse de la laisser s’approcher. Sara a perdu le contrôle, son mari en aura fait les frais. 

Au premier abord, Sara et Emil semblent former un couple parfaitement heureux qui a su résister au poids des années passées ensemble. Ils se sont construit une vie confortable basée sur des valeurs traditionnelles, sont une famille modèle, ont deux enfants et coulent une retraite paisible. Emil est le chef de famille, Sara s’occupe du tout domestique – les enfants, la maison et bien entendu, son mari… les deux remplissent leur rôle respectif exactement comme il leur a été prescrit.

La question se pose alors : pourquoi au bout de tant d’années, Sara nourrit une rancœur si vive envers son couple et son mari, que cela en provoque sa transformation ? C’est que peu à peu, la femme en elle finit par réaliser qu’elle n’a jamais vraiment eu la latitude suffisante pour exister par et pour elle-même, lui permettant d’être un être humain à part entière et non en relation à quelqu’un d’autre. Elle a été une épouse, elle a été une mère, mais a-t-elle jamais accordé d’attention à ses propres désirs de femme ? 

Et toutes les fois où cette question est ouvertement posée, la réponse d’Emil ne se fait pas attendre. Il a toujours tout fait pour qu’elle ne manque de rien… que pourrait-elle vouloir de plus ? Cela justifie-t-il son féroce retournement ? 

Ce que l’on savait des diablesses jusqu’ici, c’est qu’elles s’en prennent aux hommes qui les violentent et que peu d’entre eux en réchappent. Au travers de la relation de Sara et d’Emil nous abordons le côté pernicieux d’un patriarcat internalisé et silencieux, bien au-delà des violences physiques ou psychologiques exercées sur les femmes. En effet, celles-ci sont plus faciles à observer et à dénoncer.

Timalo complexifie son approche afin de refléter la vraie nature de la patriarchie ainsi que ses effets au long court. Certes Sara n’a jamais manqué de rien, mais la possibilité de s’accomplir en tant que personne lui a été dérobée. Un tout autre genre de violence !

Black woman wearing her hair in a halo crown

Ce que l’on savait des diablesses jusqu’ici, c’est qu’elles s’en prennent aux hommes qui les violentent et que peu d’entre eux en réchappent. Au travers de la relation de Sara et d’Emil nous abordons le côté pernicieux d’un patriarcat internalisé et silencieux, bien au-delà des violences physiques ou psychologiques exercées sur les femmes. En effet, celles-ci sont plus faciles à observer et à dénoncer.

Timalo complexifie son approche afin de refléter la vraie nature de la patriarchie ainsi que ses effets au long court. Certes Sara n’a jamais manqué de rien, mais la possibilité de s’accomplir en tant que personne lui a été dérobée. Un tout autre genre de violence !

Le voyage de Sara

Placée sous le signe de la Papesse, nous suivons à la fois l’apprentissage et l’évolution de Sara au sein de sa communauté. Tout de suite prise sous l’aile de Nani, de facto cheffe de camp, elle s’élance sur un parcours initiatique marqué par un nombre d’étapes cruciales à sa remise en question – un voyage du héros somme toute classique. 

Étape particulièrement importante, Sara doit faire face à la mort d’Emil – c’est le moment de crise de son voyage personnel qui doit la pousser à prendre une décision radicale. Partir ou rester ? Toutefois c’est un choix relativement passif puisque c’est Emil qui décide de se laisser mourir afin de donner le champ libre à Sara afin d’accomplir sa destinée. Elle est en quelque sorte poussée dans cette voie au lieu de s’y engager d’elle-même en toute conscience. 

D’ailleurs Sara en veut à Emil d’avoir choisi la facilité et de la laisser dans l’embarras. Même à ce moment décisif de son développement, Sara n’est pas réellement en contrôle. L’enjeu aurait été fondamentalement différent s’il avait été question de mener sa vie de diablesse de front tout en reconstruisant sa relation avec Emil. Le sacrifice d’Emil ne se justifie pas aisément. C’est au pire un ressort scénaristique assez facile afin de faire avancer l’histoire. 

Ce n’est pas non plus sans rappeler un cliché plus qu’omniprésent dans la littérature et le cinéma – une femme forte ne peut jamais tout avoir. Souvent tout(e) potentiel(le) partenaire ou simple intérêt romantique lui est arraché. La destinée ou rien d’autre ! 

L’autre étape importante est son face-à-face avec Kristèl. Fatiguée des provocations incessantes de cette dernière, Sara décide de prendre les armes et de se défendre quitte à en arriver aux mains. Un geste assez symbolique qui représente la prise d’indépendance de Sara. S’en suit une danse entre les deux famés où Kristèl prend aisément le dessus sur une Sara peut-être vaillante mais bien moins entraînée. A genoux, Sara s’abandonne enfin dans une posture christique – c’est sa traversée des illusions. Elle accepte enfin qui elle est et ce pour quoi elle est faite. Ainsi elle met Kristèl au défi de l’exécuter froidement. 

A group of women leaning against a wall

Aparté : Kristèl méritait mieux !

Kristèl est l’ennemie déclarée de Sara. Dès son arrivée au camp, elle ne cache pas son dédain pour celle qu’elle considère comme une énième bouche à nourrir fraîchement débarquée et à qui il faut tout apprendre. Il faut aussi supposer que Kristèl n’apprécie pas non plus l’intérêt particulier que porte Nani a la nouvelle arrivée. 

A l’échelle de l’histoire, Kristel méritait bien mieux. Il semble qu’elle ne soit là que pour s’opposer à Sara sans autres motivations que celle-là. Il est vraiment dommage qu’on ne définisse pas plus les contours de ce personnage introduit avec force de détails très tôt dans Channda. 

Il est encore plus dommage que ce personnage soit empreint de tous les clichés négatifs qui ternissent l’image des femmes à la peau foncée. Kristèl est la seule que l’on décrit avec insistance : la peau kako, des locks, sèche et musclée, des cicatrices sur le corps, les dents pointues. Elle est agressive. Elle fait peur. Ce n’est que quand elle fond en larmes à la fin du livre qu’on est autorisé a enfin ressentir une forme d’empathie pour une femme clairement en souffrance.  


A mother and daughter finding comfort in each other

Tout au long de son parcours, Sara résiste à l’appel de pied que lui fait Nani qui indubitablement la prépare à prendre sa relève. Elle n’a qu’un but, rentrer chez elle et retrouver ses enfants, le confort de sa vie d’avant. Sara est peu sûre d’elle, hésitante mais surtout elle n’est pas fondamentalement intéressée par la fonction qu’occupe Nani. Son supposé manque de soif pour le pouvoir serait ce qui ferait de Sara la cheffe de camp idéale. 

Il est fort commun de croire que les meilleurs leaders sont ceux qui rechignent devant le pouvoir. Même si Nani est une mentor convaincante qui pousse Sara à la réflexion, à l’analyse et qui lui permet de gagner en confiance ou de faire montre de ses qualités, Sara est-elle réellement la plus à même de prendre la tête du camp ? Est-il sage de faire le pari qu’elle aura la froide résolution qu’exige son rôle ?

Il faudra patiemment attendre le prochain tome pour avoir la réponse à cette question. Si c’est la suite des aventures de Gabriyèl, Jak, Yolèn et les autres qui vous a poussé(e) à l’achat, il vous faudra être doublement patient… ils ne font aucune apparition dans Channda. Vous êtes prévenus !

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