Dyablès : les arcanes du créole

8 minutes

Bien calée contre ma grand-mère, j’écoute avec attention. J’ai sûrement 7 ans et ce soir-là, j’ai supplié Maman de me laisser dormir chez Mamie. C’est qu’on a un secret ; dès la nuit tombée, lorsque ma mère s’en est allée, Mamie me raconte des histoires qui font peur. Soukounyans et autres figures surnaturelles peuplent mes nuits, ils sont là tout autour de nous et écoutent attentivement eux aussi. J’ai 7 ans et le cœur qui bat à tout rompre : ce soir, Mamie me raconte la Dyablès.

Dans le folklore Antillais, la Dyablès est omniprésente. Cette beauté vénéneuse mène à leur perte des hommes souvent bien incapables de lui résister. Un seul moyen de la reconnaître et de lui échapper : sous ses longues jupes – et selon les variantes – en lieu de jambes, elle aurait deux pattes de chèvre, d’âne ou de cheval.

La Dyablès est l’incarnation millénaire de la femme-danger, la femme-péril dont il faut à tout prix se méfier. Mais rien de tout cela dans la fable sociale de Timalo… avec Dyablès, l’on veut rentrer dans toute la complexité de la féminité à l’Antillaise.

The Scientific Centre, Salmiyah, Kuwait

Comment tout a commencé

Panique en Guadeloupe ! L’île est à feu et à sang. Routes barrées, couvre-feu et violences sont le quotidien d’habitants barricadés derrière leurs persiennes. En Guadeloupe, les hommes meurent. Atrocement. Éviscérés, démembrés, laissés aux mouches et aux vers dans les rues de l’île. Les femmes, elles, disparaissent mystérieusement dans la montagne laissant place à des bêtes sauvages, de vraies Dyablès, sans cœur ni pitié pour les pauvres larrons qu’elles dévorent. Personne ne sait ce qui se passe, les autorités encore moins, et c’est dans ce fracas que les destins de nos protagonistes se chassent et se croisent.

Si Dyablès est son premier roman, Timalo n’en est pas à son coup d’essai. Ce jeune Guadeloupéen est un touche-à-tout : poésie, slam, musique, et maintenant une fiction… Son ambition est claire – donner au créole toute la place qu’il mérite. Parce que voilà toute la particularité de ce livre mêlant à la fois fantastique et critique sociale : il est en créole ; un choix audacieux dans le paysage littéraire francophone dont les auteurs font la part belle à la langue de Molière.

« Je crois que le créole guadeloupéen est la manifestation la plus essentielle de notre culture. Faire vivre la langue c’est faire vivre notre façon de voir le monde, notre façon de vivre, notre façon d’être. Partout où va le créole, notre culture va aussi. C’est pour cela que je suis content que le livre voyage. »

– Timalo

D’ailleurs, je me suis moi-même interrogée – ne devais-je pas écrire cette critique en créole afin de faire écho au choix de l’auteur ? Mais donné mon niveau de maîtrise de la langue, il m’a tout de suite paru évident qu’il me faudrait abandonner cette idée.

La Caraïbe a un rapport compliqué au créole. Ces langues qui ont pourtant régné sur la région car les seules à pouvoir cimenter la communication entre esclaves et colons venus des quatre coins du monde, sont tombées en désamour. Pendant longtemps, il a été mal vu de s’exprimer en créole – perçu tout au plus comme un patois sans forme écrite fixe, mais surtout synonyme de pauvreté, de vulgarité, de ruralité.

Combien d’entre nous se sont fait reprendre par leurs aînés ? Interdiction formelle d’employer ce langage jugé trop coloré… avec les conséquences que l’on connaît ; une lente disparition, combattue vivement.

Je n’y couperai pas moi-même : mon créole – fort francisé – provoque encore l’hilarité de certains de mes camarades. Avec la colonisation, le « français de France » est devenu le symbole d’un travail d’assimilation-bulldozer que ma propre grand-mère aura pris soin de manœuvrer avec moi[1].

Pour autant, la lecture n’est jamais laborieuse et l’on se laisse rapidement prendre à l’univers que Timalo construit le long des routes de la Guadeloupe. Et heureusement ! Le créole apporte une authenticité à cette mise en abyme que le français n’aurait jamais pu ou su transmettre. Ici, le tour de force est de démontrer combien le créole est dynamique, combien le créole est moderne.

« Le créole c’est la langue dans laquelle j’ai grandi. J’ai pris conscience de la portée qu’elle peut avoir quand j’ai commencé le slam et j’ai vu comment le public réagissait à mon créole. Il y a une meilleure compréhension, un meilleur partage. C’est aussi le constat qu’a fait le père Chérubin Céleste et qui l’a poussé à faire la messe en créole au milieu des années 70. Je partage l’avis de Dany Bebel-Gisler : ‘baton ou ni an men a-w pou rédé-w monté mòn.’ »

– Timalo

D’aucuns argumenteraient que faire ce choix serait une barrière à un succès plus large. Mais peut-être que ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains. Peut-être qu’il ne s’adresse qu’à un petit groupe d’initiés qui eux seuls ont les clés pour vraiment comprendre de quoi il est question et ainsi d’agir avant qu’il ne soit trop tard. De là à trop interpréter…

scientific centre salmiyah kuwait

« L’idée m’est venue suite à la vague de meurtres qu’il y a eu en Guadeloupe en 2012. Je me suis dit ‘on lè sé fanm-la pé ké pran sa é yo ké viré kont sé nonm-la’. J’ai décidé de filer cette métaphore dans un roman et de questionner ce qui, dans nos sociétés, constitue un terreau pour ces violences. C’est ainsi qu’est né Dyablès. »

– Timalo

Dans une société aussi matrifocale que la nôtre, il serait tentant de croire que les femmes sont celles qui tiennent les rênes. D’une certaine façon, cela pourrait être vrai car elles sont le cœur du foyer où souvent la grand-mère est un centre de décision.

L’expression potomitan dont on use afin de décrire les femmes vaillantes envers et contre tout est parlante – la femme potomitan est le pilier central qui tient la bâtisse debout.

Mais voilà, cela ne pourrait être vrai que si les rapports de force ne penchaient pas en la faveur de l’homme – le mari, le fils, le frère à qui l’on sacrifie tout.

Alors que se passerait-il si les femmes exténuées, de tout porter, de tout supporter se transformaient en créatures rendant violence pour violence des décennies de souffrances tues ?

C’est sur cette toile de fond que se démènent Klòd, Jak, Jésika, Gabriyèl et le trio formé par Érik, Yolen et Paskal. Véritables arcanes du jeu de Tarot de la vie, ils sont le centre et les faces cardinales d’une société des extrêmes.

Le triptyque Érik / Yolèn / Paskal est notre carte de départ faisant état d’une situation actuelle. Figure centrale, Yolèn est le nœud qui maintient sa famille soudée même dans l’adversité : Érik est son frère, Paskal son mari. Bien qu’enceinte, elle est celle qui accourt au chevet d’un frère traumatisé faisant fi du danger et contre l’avis de son mari qui la suit plein de réserve. Elle est à la fois une madone et une force motrice face à l’apathie d’Érik et la réticence de Paskal. Yolèn est la Lune, représentant la maternité, l’intuition et l’amour fusionnel.

Dans un premier temps, Érik et Paskal ne se font que simples observateurs. Il se font l’écho d’inquiétudes qui n’ont cessé de miner les relations entre les DOM et l’Hexagone : l’immobilisme des autorités face aux problématiques ultra-marines ou encore l’impossible sentiment des populations domiennes d’être isolées, voire abandonnées ou traitées comme des citoyens de seconde zone.

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En quête d’identité

Klòd et Jak sont complémentaires.

Klòd est l’Ermite, celui qui montre le chemin de sa lanterne, mais qui ne diffuse son savoir qu’en toute discrétion. Sa carte est relative à tout ce qui est amené à évoluer. En effet, Klòd « le Fou » est le gardien des traditions et de secrets ancestraux. Il a fait le choix délibéré de se retirer du monde pour vivre en harmonie avec la nature et les forces surnaturelles qui nous entourent. Figure paternelle de substitution, sa responsabilité est d’accompagner Jak alors que ce dernier entame son rite de passage à l’âge adulte.

En vis-à-vis, Jak serait l’Amoureux : cet arcane qui annonce généralement une épreuve à subir est aussi celle qui signale quelqu’un aux prises avec sa conscience ; ce qui est le cas de l’adolescent sans cesse mis face à des choix moraux qui vont définir cet adulte en devenir. Son apprentissage auprès de Klòd n’est que la première d’innombrables épreuves qu’il devra affronter.

Ensemble, ces deux personnages pansent d’autres blessures. Klòd et Jak vivent littéralement dans deux mondes en collision. Au travers de leur relation, c’est la perte de repères et la destruction des traditions que l’on interroge. Klòd a peut-être choisi de fuir la civilisation, mais c’est l’über connexion de Jak qui l’empêche de réaliser de ce qui importe vraiment. C’est en le reconnectant à ses racines qu’il devient enfin capable d’altruisme totalement désintéressé. C’est encore avec Klòd et Jak que l’on aborde l’exode rural qui vide les campagnes méprisées pour leur manque de modernité.

Comment éduque-t-on nos filles ?

Jésika et Gabriyèl sont deux faces d’une même pièce que la société aime à opposer.

Jésika est l’Impératrice de notre jeu de Tarot. Sa féminité affirmée, sa puissance de soi, lui permettent de s’imposer avec facilité et en toute légèreté. Elle est jolie et elle le sait. Sûre de son charme, elle en abuse pour mener son monde par le bout du nez. Mais Jésika est aussi prisonnière de son image et des apparences que la société la force à maintenir. L’idée même de devoir supporter la médiocrité de potentiels prétendants afin de trouver un nouveau compagnon après ses récentes mésaventures la révulse d’avance. Pourtant, jamais il ne lui vient à l’esprit qu’elle puisse se suffire à elle-même.

Gabriyèl, elle, représente la Justice, la sagesse en action pour le bien d’autrui ; celle qui rééquilibre le monde. La plus discrète des deux sœurs est aussi la plus déterminée à se définir par elle-même. Impossible d’ignorer l’aspect unisexe de son prénom allant de pair avec une éducation traditionnellement masculine. Son père aurait voulu mieux l’équiper afin de faire face aux dangers de ce monde. Et c’est ce bagage qui lui permettra de sauver sa sœur.

Pap’a Gabriyèl lévé-y kon tigason. I ba-y on non a nonm é, on jou Gabriyèl fin pa mandé-y poukwa sé konsa i lévé-y. Pap’a-y réponn-li : « On jou moun ké di-w ou pa andwa fè tèl bitin pas ou sé on tifi, ou ké di-yo pap’a-w lévé-w kon tigason, ou ka fè sa ou vlé. »

— in Dyablès, p. 86

Faut-il également penser que le choix de ce nom est un clin d’œil à l’Archange Gabriel, le messager divin qui annonça les naissances de Jean le Baptiste et de Jésus ? Est-ce là la mission de Gabriyèl que d’annoncer la venue d’une ère nouvelle ?

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Alors que se passerait-il vraiment si les femmes se retournaient contre les hommes ?

Il semblerait que le patriarcat reprenne ses droits : les hommes prennent contrôle de la situation et s’organisent afin de sauver le monde, laissant les femmes en arrière-plan. Ces dyablès à l’assaut des hommes ne sont ni plus ni moins que des accessoires à l’intrigue, comme un point d’entrée permettant d’aborder les nombreux problèmes d’une société en crise. Pourtant, jamais l’on ne prend le temps de déconstruire les dommages incommensurables du patriarcat et de la misogynoir en tant que systèmes d’oppression.

Las, l’on pourrait même penser que l’histoire aurait tendance à étouffer ses personnages féminins – toutes définies au travers d’un prisme masculin, même lorsqu’elles tentent de s’en détacher.

Je pense tout particulièrement au personnage de Gabriyèl qui fait montre d’un courage et d’une détermination à nuls autres pareils tout le long de l’histoire, mais qui ne semble posséder ces qualités que parce qu’élevée à la garçonne par son père ; ce qui remet en quelque sorte l’accent sur la façon dont nous éduquons nos filles, plaçant par là même le poids de devoir toujours être en mesure de se défendre sur leurs épaules.

Ce serait faire là une association d’idées dangereusement simpliste, et ce n’est peut-être pas du tout l’intention de l’auteur, après tout, que nous amener sur cette voie… pourtant il nous laisse peu d’autres choix d’interprétation.

C’est une autre question que j’aimerais poser : comment éduque-t-on nos garçons ?

Une réponse que Timalo apportera sans doute dans son prochain ouvrage.

Avec Dyablès, Timalo construit son suspens à l’américaine où scènes d’action se succèdent jusqu’au point culminant de la résolution. Alors que nos protagonistes s’apprêtent à mener une guerre sans merci, l’auteur nous laisse sur un cliffhanger déchirant. Que l’on se rassure, la suite ne devrait pas tarder :

« Dans un premier temps je vais me focaliser sur l’univers de Dyablès. La suite est en cours de rédaction. Je n’exclus pas cependant d’écrire d’autres choses si cet univers ne me permettait pas d’exprimer ce que j’ai envie de dire. Une chose est sûre, ça sera en créole. »

– Ti  Malo

[1] Un article intéressant sur le sujet