La Tribu des Rimes Crépues est une histoire fleuve – à la fois un questionnement et un mûrissement. Ou plutôt, une digestion comme l’explique le Gargantua autoproclamé qu’est Samuel Kramrr. Sorti il y a deux ans déjà , le triptyque du poète, métaphore d’une phratrie unie par la filiation artistique, continue de faire impression. Rencontre.
Être seuls, ensemble. C’est là le prémice annonciateur de la Tribu des Rimes Crépues ; l’idée que chaque individu est par essence seul dans son unicité mais retenu par l’étreinte de la multitude. Avec ce premier opus, Samuel Kramrr part à la recherche de ceux qui lui ressemblent, de ceux qui portent furieusement, bancalement, fièrement ce qu’il qualifie de “fêlures de lumière”.
“L’écriture est un exercice extrêmement solitaire. Mais c’est le cas de la création en général, quel que soit le talent. C’est solitaire, absolument intime. Pour moi, être ensemble, c’est être seuls, ensemble, c’est trouver le dénominateur commun qui nous rassemble dans nos singularités. Et la tribu, c’est ça. En ethnologie, la tribu est le cercle social le plus proche après celui de la famille. Ce sont les siens qu’on a choisi.”
Et dans son monde, les fêlures de lumières – une expression que le poète emprunte joyeusement – sont ces décalages avec la réalité que, selon lui, tous les créatifs partagent ; des distorsions nourricières qui ouvrent de nouveaux champs des possibles et repoussent les frontières de l’imagination.
L’appétence pour les arts se déclare tôt, souvent dès l’enfance. Un phénomène auquel n’est pas étranger un jeune Samuel Rinaldo qui découvre les joies de l’écriture dès le primaire. A l’adolescence, il se tourne vers la poésie et s’essaye à de la “très, très, très mauvaise” prose.
“J’avais 14 ou 15 ans. Je tenais la jambe à ma mère pour qu’elle me lise. Sa réponse ? Que je ne pouvais pas parler de poésie sans jamais avoir lu Baudelaire. Alors je me plonge dans Les Fleurs du Mal et là c’est la claque ! Je me mets à dévorer tout ce qui porte son nom.”
Ce n’est que le premier d’une longue liste d’artistes qui inspirent l’auteur en herbe. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Samuel se meut en avide consommateur de la littérature fin-de-siècle qui continue de façonner des générations d’artistes. Avec un symbolisme fort où névroses, passions et hallucinations prennent vie, le décadentisme est peut-être le mouvement littéraire le plus apte à traduire avec justesse les affres de l’adolescence.
“C’est comme ça que je rentre dans l’écriture, en suivant les maîtres à penser. Alors j’ai une écriture super cadrée, copiée sur les classiques, avec des alexandrins, des références à l’Orient, à la Grèce Antique, etc.”
Quittant Paris pour Londres, Samuel fait une rencontre catalyse – c’est Agneau Pimenté. Les deux auteurs fraternisent, discutent arts et politique mais surtout se challengent l’un l’autre. Une prose-combat qui force Samuel à briser le carcan de sa plume. Toutefois, le poète n’a pas encore tout à fait trouvé sa voix. Il expérimente, se risque à l’écriture en anglais et continue de tâtonner. Ce qui le taraude c’est de pouvoir transmettre une identité multiple et créole sans pour autant se trahir. Les premières lignes de la Tribu des Rimes Crépues lui effleurent le bout des doigts.
“Ce qui me manquait, c’était de savoir comment écrire Antillais, local avec mon identité sans pour autant écrire en créole parce que je ne maîtrise pas la langue. Il y a cette lecture fondamentale dans la création des Rimes Crépues – parce que c’est de là que tout va vraiment partir – c’est Le voyage à Cayenne de Lyonel Trouillot issu du recueil C’est avec mains qu’on fait chansons. Je ressors de cette lecture complètement bouleversé. Quelques heures plus tard, le poème La Tribu des Rimes Crépues qui donne son nom au recueil, me vient. Le concept même de “rimes crépues” me vient et je comprends que je peux écrire moi, je peux écrire Antillais, je peux écrire caribéen, je peux écrire londonien, je peux écrire avec toutes mes influences sans pour autant copier quelque chose d’existant.”

De l’intertemps au crépuscule, une longue digestion
Je ne vomis pas, je digère.
Samuel Kramrr
“Je ne vomis pas, je digère.” C’est ainsi que Samuel Kramrr décrit son processus créatif. Prendre le temps de la réflexion et de la mise en perspective quelles que soient les tempêtes qui ragent au-dehors. Il y a un vrai besoin de s’imprégner des événements du quotidien, petits et grands, avant d’en faire la chair à canon de son art.
“Je parle de digestion en opposition au vomi de l’Agneau qui empile des Moleskines jusqu’au plafond. La vie est un tourbillon de choses, que ce soit mes relations amicales, amoureuses, professionnelles, le sentiment de révolte, la politique, le mécontentement généralisé. Tout ça, je le prends au fur et à mesure, je l’absorbe, j’en prends les sels minéraux, les vitamines, la substantifique moelle qui me permettra d’écrire. Et ça peut me prendre longtemps, voire très longtemps… jusqu’à ce moment déclencheur, une impulsion qui me permettra d’écrire un, deux, trois ou dix poèmes.”
Pour Samuel, la création est baignée d’images surréalistes faisant écho à de grands concepts-tiroirs que l’auteur a construits au fil des ans.
“Je ne vais pas chercher des mots comme un orfèvre. C’est plutôt un travail de retranscription d’images qui me viennent souvent empreintes de surréalisme. Les montres molles de Dalí, c’est exactement le genre de choses qui m’animent.”
C’est ainsi que naîtront, entre autres, l’intertemps, le crépuscule, les lignes chabines, véritables motifs en répétition au travers de la poésie de l’artiste.
“On pourrait en parler longtemps. Mes concepts sont comme de grosses boîtes en carton. Ce sont des images polysémiques et protéiformes que je peux utiliser de façons différentes en fonction du sujet.”
En miroir, l’intertemps et le crépuscule, un temps suspendu là où la fin se fait volatile, refusant tout parachèvement.

L’intertemps c’est l’éternité entre deux battements de cœur.
“On est dans cet entre deux mondes. Le crépuscule l’est aussi mais répond à des questions identitaires. Le crépuscule c’est la couleur du rhum vieux. Quand je parle de boire des gorgées de crépuscule, je parle de cet alcool auquel nous Antillais, avons un attachement viscéral, je parle de l’ambivalence de notre histoire. Cette guerre perpétuelle que nous nous faisons, c’est pour la sueur de nos pères, les larmes de nos aïeux et l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes retrouvés 400 ans dans les chaînes.”
Pour l’auteur, bricoler des concepts est une formule en trois actes – beauté, justesse, originalité – pour une combinaison évocatrice. Un autre motif récurrent est celui du cerf-volant, symbole d’une enfance évaporée ou encore celui du sable foulé aux pieds, signe d’une innocence disparue. Mais attention, beauté ne veut pas dire esthétisme. Faire naître l’harmonie de la monstruosité est un exercice de corde raide.
“La seule contrainte que je m’impose est de ne pas employer des mots, rimes ou concepts dont on a abusé. Par exemple, le mot amour apparaît très peu dans mes textes. Mais tout ça, c’est pour moi-même. De savoir si les gens vont trouver ça beau ou pas, ça ne m’importe pas vraiment, tant que ça fonctionne dans ma tête.”
La Tribu des Rimes Crépues : l’affirmation du “nannan de nous-mêmes”
La Tribu des Rimes Crépues publié aux éditions Neg Mawon existe en trois versions – Bacchanales, Crépusculaire et Albion qui répondent aux grands thèmes abordés par le poète : le renversement de l’ordre établi, la pluralité de l’identité Antillaise et enfin la quête de paradis artificiels. Renvoyant au concept de la tribu, les trois ouvrages arborent tous un détail les rendant uniques en dépit de la similarité de leur contenu. Préfacé par Ernest Pépin, Max Rippon et Agneau Pimenté, Samuel Kramrr revendique une créolité inaliénable et définitivement moderne. Dès les premières lignes, l’auteur annonce la couleur.
Je suis coupable de quelques mensonges et de sévères vérités, la tribu des rimes crépues.
“C’est le fondement de tout ce qui est à venir ; le moment où je prends mes responsabilités face à un jury accusateur. C’est aussi le moment où j’avoue faire usage de d’appareils artistiques qui me permettront d’arrondir les angles – ce sont toute l’esthétique, les métaphores qui rendent les choses plus belles. Mais le tout reste sans concession. Entre deux mensonges, on tape dans le dur.”
Selon l’auteur, sa tribu est une image d’épinal – celle du groupe en cercle autour du feu scandant à l’unisson. C’est un moment de mysticisme presque magique qui trouve racine dans la répétition. Ce ne serait alors plus un simple texte, mais le codex d’une création nouvelle ; un effet d’entraînement que le poète cherche à capturer.
“La tribu grandit à chaque fois que quelqu’un rejoint le cercle de la répétition, à chaque fois que quelqu’un lit, répète, partage le texte et se l’approprie. C’est dans cette logique que j’ai invité Anaïs Verspan, Cédrick Boucard et Dorlis à faire ce corpus le leur et d’en proposer quelque chose de nouveau.”
S’asseoir et rejoindre la tribu, c’est aussi pourquoi Samuel Kramrr promeut son recueil de façon inédite. Malheureusement freiné par l’épidémie de Covid-19, l’artiste continue de proposer des événements live où il est accompagné sur scène de musiciens, de poètes, de peintres, de graffeurs renforçant une volonté de partage et de voir La Tribu des Rimes Crépues prendre vie au-delà des pages.
“Je travaille régulièrement avec DJ Gunshot, José Verdol à la guitare, Christian Dahomé à la flûte, Anaïs Verspan, Cédrick Boucard, Dorlis, Agneau Pimenté avec qui je continue d’écrire.”

En effet, la Tribu des Rimes Crépues se veut un objet d’art en quatre dimensions. Encore récemment, l’auteur a été approché par la plateforme de livres audio lancée par Manick Siar-Titeca, Une Voix, Une Histoire afin d’enregistrer une version parlée du recueil.
Révolte !
Première branche du triptyque, l’édition Bacchanales est préfacée par Ernest Pépin avec une première de couverture réalisée par Anaïs Verspan. Ce casque colonial retourné est le terreau d’un renversement fertile à la renaissance. Ici, on remet en question l’ordre établi.
“C’est à la fois un discours artistique, politique, historique… presque identitaire dans le propos et dans le style que je propose. J’aime à dire que c’est l’affirmation du nannan de nous-mêmes, ce qu’il y a de profondément ancré, qui fait de nous ce que nous sommes.”
Hors de question de qualifier Samuel Kramrr de “poète engagé”, une appellation qu’il réserve aux artistes “gauchistes sauce Enfoirés, à poil aux Césars”. Il réaffirme plutôt son rôle de poète parlant de choses qui le concernent – de l’amour à la politique – ce qui n’empêche pas non plus l’artiste de vocaliser clairement ses convictions.
“En réalité, la poésie et la politique partagent un même idéalisme. C’est la politique politicienne qui a dévoyé cette volonté d’atteindre l’harmonie civique. Je me suis engagé pour la campagne de Madame Taubira, oui, mais avant ça j’ai fait de l’associatif. Quel que soit le contexte, ma réponse est toujours la même – si ce n’est pas pour changer le monde, laissez-moi dormir.”
A la pointe du triangle matriciel
Il y a ensuite l’édition Crépusculaire. Cette fois-ci préfacée par Max Rippon avec une couverture de Cédrick Boucard, l’on aborde de plein fouet la question de l’identité – qui nous sommes, comment nous sommes – laissant toute la place au concept chéri du crépuscule.
“Mes rimes sont crépues parce qu’elles sont profondément attachées à cette identité qui n’existe nulle part ailleurs. Le cheveu crépu c’est toute la descendance afro. Personne d’autre n’a ce type de chevelure.”
Au-delà de l’appartenance ethnique, le cheveux crépu un marqueur identitaire et civilisationnel fort.
Samuel Kramrr
Pour Samuel Kramrr, le crépuscule – cet autre temps entre deux temps – qui n’est ni le jour, ni la nuit est le symbole d’une identité créole qui n’est ni Occidentale, ni Africaine. Ces deux sources en regard nous placent à la pointe d’un triangle matriciel sans pouvoir renier ni l’une, ni l’autre.
“Notre fonctionnement est totalement occidentalisé mais culturellement, spirituellement, l’héritage de ces morceaux d’Afrique est indéniable. Nos rapports à la famille, à nos anciens, à l’oralité, c’est de là que tout cela nous vient. On est un peuple à mi-chemin. On transcende les deux bases de ce triangle matriciel.”

Jason, Orphée et les sirènes de Londres
Enfin, l’édition Albion préfacée par Agneau Pimenté avec une couverture signée Dorlis est une ôde à Elle et à la quête des paradis artificiels. C’est l’ouvrage du naufrage providentiel. Les années Londres sont celles de la perte de soi et de l’expérimentation. L’auteur cède aux sirènes de la City pour mieux se retrouver.
“Les paradis artificiels sont un ensemble de distractions. Il est facile de se laisser séduire mais parfois il est bon de se perdre. Il y a une forme de sérendipité – se trouver là où tu devais être par le plus grand des hasards. Là aussi, il s’agit de comprendre qui nous sommes intimement. Pour moi, il était question de trouver ma voie / voix avec la Tribu des Rimes Crépues.”
L’existence est un roman, sinon tout cela n’a pas de sens
“Le poème auquel je suis le plus attaché en ce moment et qui n’est pas publié dans le recueil s’intitule Pa palé, sûrement parce que je m’essaye à quelque chose de nouveau à la fois dans le propos, la rythmique, la symbolique et dans le type d’écriture. C’est une provocation que je n’avais pas encore tentée.”
Pa palé n’est pas le seul poème qui se détache du lot. Le Septième Jour tient une place spéciale dans le cœur de l’auteur primé à Africulture en 2018 grâce à un texte poignant posant la question de l’exil et du devenir. Coma est aussi un texte angulaire, le marqueur entre un avant et un après Rimes Crépues.
La poésie de Samuel Kramrr est une invitation à l’intime, c’est une mise en abyme qui fait du personnel une expérience universelle. L’artiste se met en scène, griot de sa génération, tout au centre de la tribu, assumant la polymorphie du personnage qu’il présente ; il (se) fragmente, il (se) raconte.
“Tout est construction sociale, tout est code, tout est établissement de normes. La vie est une mise en scène – l’art, le quotidien, le travail. Dans ma poésie, il y a une mise en scène de moi, de mon ego, de comment je me positionne dans le monde et vice versa. Personne n’est un monolithe dans sa personnalité et je n’y fais pas exception. Ma poésie est tout simplement un prisme au travers duquel je laisse vivre mes différentes facettes.”
La Tribu des Rimes Crépues est disponible en librairies, à la FNAC, chez BYS Library et en livre audio sur la plateforme Une Voix, Une Histoire. Par conviction, l’auteur a fait le choix de ne pas mettre en vente son recueil sur Amazon.
Samuel Kramrr continue d’organiser des événements live. Vous pouvez suivre son actualité via son compte Instagram @sam_kramrr ou sur la page Facebook La Tribu des Rimes Crépues. Pour plus d’informations, Samuel Kramrr est joignable sur rimescrepues@gmail.com
Le recueil Lunaire, en collaboration avec son camarade d’écriture de toujours, Agneau Pimenté sera également bientôt disponible.
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